Dans le précédent article, nous avons évoqué la naissance du groupe Iznaguen, la place essentielle qu’a occupée la musique dans la vie d’Allaoua Bakha, et la manière dont elle lui a permis d’exprimer une parole libre, ancrée dans l’histoire, la mémoire et les réalités sociales mais Iznaguen n’est pas une parenthèse dans son parcours. Cette aventure musicale s’inscrit dans un cheminement plus large, fait de rencontres, de déplacements, de luttes et d’engagements qui ont profondément façonné sa manière de voir le monde.
C’est ce chemin que nous poursuivons ici.
Un parcours nourri par les migrations et l’histoire familiale
Allaoua Bakha grandit dans un contexte marqué par les flux migratoires liés à la colonisation, puis par la période de la décolonisation et de l’indépendance de l’Algérie mais son histoire personnelle s’enracine plus profondément dans l’expérience familiale. Sa famille est présente à Saint-Étienne depuis les années 1920, ayant rejoint des membres de la communauté villageoise déjà installés depuis le début du XXe siècle. Les deux grands-mères, les oncles et surtout son père qui a travaillé 33 ans à la mine, témoignent d’une histoire de travail, de solidarité et d’attachement au territoire. Sa famille était indépendantiste, ce qui explique l’ancrage et l’attachement au pays d’origine, ainsi que le goût pour la réflexion sur l’identité et la citoyenneté. Cette double affiliation (enracinement familial et vie dans la société française) nourrit chez lui une réflexion sur l’appartenance et l’ouverture au monde, tout en cultivant la liberté de penser au-delà des cadres imposés.
Cette histoire familiale nourrit très tôt chez lui une réflexion sur l’appartenance, la transmission et la mémoire. Elle l’amène à penser que la culture, dans toutes ses dimensions (mémorielle, patrimoniale, les savoir-faire des mondes ouvriers et paysans, la pratique et la création artistique) est un levier essentiel de transformation sociale et de résistance à l’aliénation.
Les années 68 et la découverte d’un monde en mouvement
Les événements de Mai 68 et les années qui suivent jouent un rôle déterminant. Ils ouvrent un espace de remise en question et d’expérimentation sociale et politique.
Entre 1974 et 1975, Allaoua part sur les routes pour voyager et rencontrer les habitants : en 2CV, en bus, en stop, en train et en bateau. Il traverse l’Europe, la Turquie, l’Iran, l’Afghanistan (jusqu’aux contreforts de la frontière de l’Ouzbékistan), le Pakistan, l’Inde du nord au sud, de l’est à l’ouest. Ces voyages ne sont pas de simples déplacements : ils sont une quête de compréhension du monde et des sociétés, et constituent un moment clé pour lui. Ils lui permettent de découvrir des mécanismes qui l’aident encore aujourd’hui à analyser les conflits, tensions et enjeux contemporains : quêtes identitaires, conflits religieux, flux migratoires, alliances et rapports de pouvoir, dynamiques communautaires, éducation et santé, y compris la santé de la planète, importance de l’histoire et du patrimoine (il se souvient notamment d’avoir vu les Bouddhas géants de Bamyan avant leur destruction par les Talibans).
Cette période a forgé sa curiosité et son goût de la découverte, qu’il a ensuite transmis à l’équipe et aux jeunes de l’Arlequin : camps à l’étranger, recrutement d’artistes, ateliers artistiques, soutien aux pratiques musicales…
Autant de manières de faire vivre une ouverture au monde dans le quotidien local.
Un engagement écologiste libertaire ancré dans le réel
Dès le début des années 1970, Allaoua s’engage dans différents mouvements écologistes libertaires, convaincu que la transformation sociale passe par l’action collective, l’autonomie et la solidarité.
Il participe à :
– l’Union de la gauche
– des associations locales
– des radios pirates
– la création du Grain Magique
– la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983…
Pour lui, se dire écologiste libertaire n’est pas une posture idéologique abstraite : c’est une manière de vivre, de penser et d’agir avec les habitants, en respectant le vivant et en valorisant l’autonomie et la responsabilité collective.
Se former pour mieux agir
Allaoua complète son expérience pratique par une formation universitaire en sociologie et anthropologie urbaine, appliquée au développement local. Cette approche théorique enrichit sa réflexion et lui donne des outils pour agir concrètement, en tenant compte des réalités et des besoins des habitants.
Et après ?
Ce cheminement, fait de famille, musiques, voyages, luttes et rencontres, prépare naturellement la suite de son engagement.
Fort de toutes ces expériences, Allaoua Bakha s’investira pendant plus de trente ans comme directeur du centre social L’Arlequin, dans le quartier de Terrenoire à Saint-Étienne.
Dans le prochain article, nous explorerons cette période essentielle : son arrivée à l’Arlequin, son travail avec les habitants, son accompagnement des jeunes et des artistes, et la manière dont il a transformé le centre en lieu de vie, de débat et de créativité collective.
Un engagement de terrain, profondément humain, que nous découvrirons ensemble dans le prochain article.

